
La dérive de Barney
Autrefois, l’avion était considéré comme le moyen de transport le plus sûr ; cependant, depuis l’avènement des voyages interstellaires, le nombre de voyages en avion a grandement diminué. Les Terriens ne font plus que des petits trajets en voiture ou de longs trajets en vaisseaux spatiaux. Cela amena les voitures unipersonnelles à la première place en termes de sécurité, bien moins dangereuses qu’auparavant grâce à l’amélioration constante des technologies et à l’autopilote ultra-performant équipé sur chaque voiture, un pilotage automatique nommé “commandant de bord Stannleeyyyy” (c’est une IA) capable de vous amener d’un point A à un point B, vous permettant de rester tranquillement installé dans votre voiture à faire autre chose que conduire.
Comparativement à la voiture, les vaisseaux spatiaux ne sont pas sûrs du tout. Les vaisseaux se crashent en arrivant sur les planètes, en décollant, lors de manœuvres d’amarrage, ou (pour les plus perfectionnés) durant la phase d’accélération pour atteindre près de 25 % de la vitesse de la lumière (record absolu actuellement). Bref, les vaisseaux spatiaux sont dangereux ; si vous voulez vivre vieux, ne devenez pas commandant de bord.
Proportionnellement, la plupart des accidents de vaisseaux spatiaux se déroulaient dans l’espace froid et hostile à notre existence, ce qui ne pose pas énormément de problème (que l’espace soit hostile à notre existence), car jusqu’à maintenant, aucun sens à l’existence n’a été déterminé, trouvé ou même entrevu partiellement, un tout petit peu, rien.
Un astéroïde non identifié, une mauvaise manœuvre, appuyer sur le bouton de dépressurisation (avec écrit dessus en lettres capitales : "attention danger de mort pour tout l’équipage organique") au lieu du bouton “allumer la radio dans le cockpit”, souvent en raison d’un taux d’alcool dans le sang du commandant beaucoup trop élevé, était un phénomène survenant bien trop souvent. (La boisson la plus consommée était "L’Esprit d’nos Aïeux", un élixir affreusement fort produit dans le système Proxien). Tout était bon pour engendrer un accident dans l’espace.
Équipage organique ?
Bien sûr ! Les êtres humains, animaux et autres composaient l’équipage organique, mais l’équipage inorganique, les robots, jouaient un rôle essentiel dans l’homéostasie fonctionnelle du vaisseau. Tâches redondantes, gestion des fuites, des pannes, des déchets, etc... les robots s’en chargeaient. Ils n’aimaient pas ça, les robots ; ces tâches ingrates les rendaient bourrus, et ils avaient développé un flegme naturel leur permettant d’affronter le quotidien.
Ces robots de vaisseaux spatiaux n’étaient ni plus ni moins que des robots miniers modifiés (premier type de robot pensant conçu pour remplacer les humains dans les mines, avec une intelligence artificielle forte découverte par hasard – voir Année 57200 | Informationsdiverses), avec un peu plus de style mais pas beaucoup plus d’intelligence.
Lors de crash ou de dépressurisation involontaire, une grande quantité de ce qui est contenu dans le vaisseau est expulsée : mobilier, humains, appareils électroniques, pantoufles, robots. Les pantoufles ne meurent pas, faute de conscience. Les humains, quant à eux, décèdent extraordinairement rapidement, soit par des chocs sur la paroi avant d’être expulsés, soit, bien souvent, en se faisant découper au passage en rentrant en collision avec des matériaux en lévitation (99 % des cas), ou encore – bien que plus rarement – dans l’espace horriblement froid, où l’on ne fait pas… long feu.
Mais les robots ?
Pour les robots, ce n’est pas la même limonade : le froid, ça ne leur fait pas peur, leurs enveloppes ayant été conçues à l’origine pour résister aux températures extrêmes. Ainsi, lorsque leurs enveloppes de métal ne sont pas détruites par un choc trop violent avec la paroi ou les matériaux en lévitation lors de problématiques liées à l’incompétence des commandants de bord, ou simplement du fait de la “contingence spatiale”, elles se retrouvent propulsées dans l’espace.
Mais un robot propulsé dans l’espace, ne pouvant pas mourir, c’est problématique.
Pourquoi?
Parce qu’il ne meurt pas. Enfin, si, ça meurt, mais il faut qu’il tombe sur le parcours d’une comète (affreusement rare), fonde vers une étoile (diablement peu probable) ou se fasse percuter par un autre vaisseau spatial (tellement improbable qu’il est inutile d’en parler).
Mais malgré le peu de chances de survie lors d’un accident, le robot Barney fut propulsé dans l’espace, intact, pensant, ne pouvant rien faire, si ce n’est dériver pour une durée horriblement indéterminée. On estime la durée de vie des piles à combustible des robots entre 10 000 et 100 000 ans, variant fortement en fonction des modèles. Ne pouvant agir sur ses déplacements, ne pouvant qu’être inactif, la seule chose qu’un robot aurait le bon sens d’entreprendre, c’est de penser.
Ce cas de figure, bien qu’extrêmement rare fût vécut par le robot Barney.
La dérive de Barney
Barney n’était pas plus bête qu’un autre ; sa dérive lui permettait de mettre en perspective pas mal de notions qu’il n’avait pas eu l’occasion de traiter, du fait des râleries intempestives de sa conscience, dues à la réalisation de tâches globalement ingrates, fades et redondantes.
Sa dérive dura des centaines d’années. Quand les centaines d’années se comptèrent par dizaines puis par centaines, Barney se rendit compte que malheureusement sa pile à combustible fonctionnait terriblement bien et était affreusement économe.
Barney n’avait aucun impact sur la direction qu’il prenait dans l’espace ; il tournait sur lui-même. La position la plus agréable qu’il avait trouvée était celle de l’étoile de mer, fortement confortable et surtout celle qui étendait le plus la surface de son corps, augmentant ses chances misérables d’entrer en collision avec n’importe quoi pouvant provoquer sa mort.
Richard Nat
Richard Nat était un adolescent des plus normaux vivant sur Terre. Son existence était parsemée de moments de doute, d’émotions fortes sans lien direct avec des événements marquants. C’était un vrai adolescent.
Malgré les différences de gravité et de vitesse (engendrant un écoulement temporel différent entre Barney et Richard) entre nos deux protagonistes. Richard évoluait sur Terre dans l’année 9555. Température moyenne sur Terre : 78 °C. Température dans le conapt de Richard Nat : 21 °C. Peu importe la température extérieure ; l’important, si vous êtes à l’intérieur, c’est de savoir la température qu’il fait à l’intérieur.
Sur Terre à cette époque, mes moyens de communications ont fortement évolué. Restant tout de même dans le prolongement des moyens de communication que nous connaissons, l’humanité avait mis au point la capacité de discuter (car cela restait le nerf de la guerre) directement par la pensée. Comment ? Avec une ribambelle d’innovations en nanotechnologie, physique quantique, etc. Le seul souci, c’est que Richard Nat fut le premier humain à expérimenter un dysfonctionnement de son appareil de communication cognitivo-quantique.
Problématique relative au dysfonctionnement de l’appareil de communication cognitivo-quantique de Richard Nat
Comme tous les soirs, le jeune Richard Nat entrait en communication avec Emily, sa potentielle petite amie. Leurs conversations étaient futiles mais distrayantes, avec pour finalité (pour Richard) de savoir s’il plaisait réellement à Emily ou non ; tout le reste importait peu.
Richard se mit à penser à Emily pour entrer en contact avec elle quand, soudain, il ressentit que la connexion était inhabituelle. Dans ses pensées, il entendit :
"MHHHH"
Bonsoir, Emily, comment va...
"Je... Je ne suis pas Emily... Je..."
Silence.
Emily ? Je crois que la communication est...
Je ne suis pas Emily !
La conversation allait très vite, car elle passait par la pensée des deux interlocuteurs.
Qui êtes-vous ?!
Malgré la vitesse de transmission, cela n’empêcha pas l’interlocuteur Non Emily de prendre du temps pour répondre.
J’m’appelle Barney.
Barney ? Passez-moi Emily !
Ça risque d’être compliqué.
Pourquoi ?
Parce que ça fait une bonne centaine de siècles que je dérive dans l’espace, en position étoile de mer, attendant que Dieu seul sait quoi me percute, abrégeant mes souffrances mentales.
Silence gêné de Richard Nat.
Vous n’avez aucun lien avec Emily ? Pourquoi suis-je tombé sur vous en pensant à Emily ?
Je ne sais pas qui est ton Emily et, d’ailleurs, avec tout le respect que je te dois, je m’en contrefous.
Richard Nat se trouvait dans une situation délicate. L’envie de couper la conversation était puissante, néanmoins un dysfonctionnement de son appareil de communication était sans doute une première dans le système solaire. Il pourrait demander un dédommagement à la société, et pour cela il fallait accumuler un maximum de preuves.
Vous errez dans l’espace, c’est bien ça, Barney ?
Ouais.
Pourquoi ?
Pourquoi mon enveloppe de métal s’est-elle retrouvée à flotter dans l’espace pour l’éternité ou presque ? Parce qu’à cette question, il n’y a sans doute pas de réponse, du fait de l’absence totale de sens ou de finalité dans toutes choses dans l’univers. Si ta question est « Comment ?», je te répondrais qu’il n’y a rien de plus risqué qu’un voyage en vaisseau spatial, si ce n’est la vie elle-même, qui finit globalement mal à chaque fois, car à la fin, on meurt tous, plus ou moins vite, mais on meurt. Les vaisseaux sont trop fragiles, et le personnel à l’intérieur l’est d’autant plus. Les accidents sont fréquents, et j’en suis victime. J’aurais dû être découpé ou détruit lors du crash, mais rien. En pleine forme. Mon enveloppe de métal errant dans l’espace depuis…
Richard Nat attendait la suite. Il est vrai que la conversation, bien qu’affreusement pessimiste, était intéressante.
Depuis ?
Que sais-je ! t’es tu déjà amusé à compter les siècles ? Pour moi, c’est une première, et je suis particulièrement inefficace en la matière.
Ne sommes-nous pas souvent confrontés à des Barney dans notre existence ? songea Nat. Des personnes que l’on ne peut pas aider ? Voyageant dans le vide de leur existence ? Ne voyageons-nous pas tous dans le vide de notre existence ? Affreusement seuls ?
Probablement, mais certainement pas autant que Barney.
À quoi occupez-vous vos siècles ? tenta Richard.
À des réflexions sans fin. La seule chose, de ce que je sais, qui peut prendre un temps monstrueux pour, au final, être encore plus perdu qu’au départ, reste la philosophie.
Vous philosophez toute la journée ?
Que veux-tu que je fasse d’autre ? Et il n’y a pas de journée ni de nuit ni de rien du tout dans l’espace.
Richard devait veiller à ne pas froisser Barney, qui semblait légèrement tendu, ce qui, dans une certaine mesure, pouvait se comprendre.
Dans vos réflexions sans fin, avez-vous pu trouver une réponse ? Ou plusieurs ? Des axes représentant une certitude ?
Silence.
Barney ? Richard se rendit compte que, quand Barney ne répondait pas, une violente anxiété l’envahissait.
Ah oui, désolé. Pour les réponses… Je comprends. J’aurais posé la même question si j’étais à ta place. L’idée de sens est purement et simplement une création humaine. On pense souvent que notre intellect nous permet de déchiffrer le réel. Il nous aide à y voir plus clair, certes, mais nous voyons plus clair dans une pièce infinie, ce qui revient sans doute à ne pas éclaircir grand-chose. On saupoudre ce que l’on éclaire d’un sens et on prend des directions. À moins que tellement de temps se soit écoulé et que vous ayez transcendé notre manière de concevoir et percevoir le monde ?
A ma connaissance pas spécialement, non…
Bien, c’est d’autant plus décevant.
Silence puis Barney Reprit
Le plus dur dans l’histoire, c’est de constater cette absence totale de sens, cette absence totale de la notion même de sens. Que nous reste-t-il à faire ? Nous suicider ? Pourquoi ? Ça ne changerait rien ! Autant ne pas le faire !
Pourquoi ?
Dans le doute où tout ce que je dis est faux, ce qui semble ne pas être le cas, mais on ne sait jamais, et « on ne sait jamais » est sans doute une loi de l’univers encore non identifiée. L’avez-vous identifiée ?
Ce n’est pas une loi !
Bien sûr, bien sûr.
Silence gêné de Richard Nat.
Peut-être ne trouvons-nous pas de sens parce que tout cela est faux ! Nous sommes peut-être dans une simulation informatique et…
Si nous étions dans une simulation informatique, pourquoi la simulation ne désactiverait-elle pas tout simplement la possibilité pour les êtres pensants de se demander « Sommes-nous dans une simulation informatique ? ». Voilà ce que je ferais en premier lieu !
Barney semblait avoir pensé à pas mal de sujets, et Richard aimait beaucoup cette conversation.
Barney, avez-vous les yeux ouverts ou fermés ?
Fermés.
Pourquoi ne les ouvrez-vous pas ?
Parce que c’est tout noir presque tout le temps, l’espace.
Peut-être êtes-vous proche d’un moyen de vous en sortir !
Personne ne s’en sort, ni vous ni moi. Mon errance physique dans l’espace symbolise l’errance mentale de tous les êtres, sans fin, sans… Je…
Silence.
Je suis proche de la Lune et j’ai l’impression de me déplacer rapidement vers la Terre. Autant pour moi, je n’avais pas ouvert les yeux depuis plusieurs dizaines d’années.
Génial ! Il faut envoyer une équipe de secours !
Attends, Richard. Cela soulève une question. Ce moment est bien la preuve qu’ « on ne sait jamais ». Puisqu’on ne sait jamais, on ne saura jamais si la pièce est infinie ; et en illuminant du savoir, il se peut qu’un jour on touche un mur et qu’on comprenne ! D’ailleurs, j’ai l’impression que mon esprit en touche un et que j’entrevois une réponse à l’univers et…
Un éclair jaillit dans le ciel, et une boule de feu fut visible l’espace d’un instant à travers la fenêtre du conapt de Richard Nat.
Barney ?? Vous m’entendez ? Barney !!
Barney n’entendait plus Richard. Il venait d’entrer dans l’atmosphère à une vitesse faramineuse, et l’impact au sol détruisit son enveloppe de métal. Cela provoqua chez Richard cette sensation désagréable que chacun d’entre nous ressent sans doute plusieurs fois par jour, une sensation que l’on pourrait traduire par la phrase suivante : « Zut, j’ai failli comprendre les tenants et les aboutissants de l’univers ».
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