
Moteur Papillon
L’amour, voilà quelque chose de complexe et de déchirant. Nous le connaissons toutes et tous ; quelle difficulté à vivre, mais quelle torpeur d’imaginer ne pas le vivre. Désagréablement agréable, telle est l’idée revenant dans le cœur des hommes et des femmes lorsqu’il s’agit d’amour. Un infini lointain qui, même lorsqu’il devient proche, reste encore aussi éloigné que la plus proche des étoiles.
Notre bien commun, notre impossible mutuel. Sauf pour une personne, Joe.
Symptôme de l’amour : papillons logés au niveau du ventre. Ce sont de vrais papillons, qui apparaissent spontanément et disparaissent immédiatement, invisibles. Impossible de mesurer leurs apparitions avec des appareils. Ils répondent à des lois quantiques. Incontrôlables, imprévisibles. Donc ne débattons pas là-dessus.
Mais pour Joe, c’était différent. Lorsqu’il tomba amoureux, son amour fut vrai et profond. Les papillons avaient de grandes difficultés à disparaître aussi spontanément qu’ils apparaissaient. Jusqu’au jour où l’inévitable arriva : un papillon ne disparut pas
Un soir, pendant la nuit, Joe se réveilla, les paupières encore fermées. Une lueur bleue semblait scintiller dans la pièce. Alors qu'il ouvrait lentement les yeux, il perçut d'abord une vague lumière mouvante dans l'obscurité. Clignant des yeux pour ajuster sa vision, il finit par distinguer un éclat mobile, doux et agréable...
Sa vue se précisa et il le vit, au milieu de sa chambre, virevoltant presque au ralenti, dans des battements trop lents pour imaginer qu’ils permettaient de voler : un papillon délicat.
Interloqué, Joe se redressa dans son lit. Bon sang, d’où vient ce papillon ? Il toussota, et de la poussière bleutée, brillante sortit de sa bouche. Il écarquilla les yeux, réalisant soudain l'impensable. Joe comprit qu’un des papillons qu’il avait dans le ventre venait de sortir, logiquement.
Le lendemain, pressé de partager cette découverte incroyable, il le montra immédiatement à la personne qu’il aimait : REBE-CA, une androïde pensante née d’une psyché unique, surgissant aléatoirement dans un programme de génération anarchique de conscience robotique. Toujours est-il que REBE-CA, folle amoureuse de Joe, analysa cette entité, cette substance. Elle activa ses capteurs et procéda à une analyse détaillée. Et lorsque les photons rebondirent sur l’objet et que REBE-CA le vit, cette nouvelle information fut stockée dans ses disques durs. Son expression devint grave. Un œuf de métal venu du ciel cloîtra Joe et REBE-CA.
Opération sauvetage de l’humanité
Il est triste de savoir que tout ce que l’on voit, entend et sent est analysé en direct, n’est-ce pas ? C’est le cas des androïdes comme REBE-CA. Bien que celle-ci ait un libre arbitre ainsi qu’une âme (âme grade 2, c’est-à-dire une âme reconnue par Dieu et qui a le droit de bénéficier des services, enfer et paradis tout comme les êtres humains), tout est immédiatement scanné et analysé.
Les âmes de grade 1, en revanche, ne bénéficient pas de ces privilèges et sont considérées comme inférieures par rapport à celles de grade 2.
Les androïdes sont sous surveillance absolue pour la gestion de phénomènes pouvant bouleverser l’existence de l’espèce humaine. Trois cas de figure potentiels :
- Phénomène pouvant porter préjudice de manière irréversible à l’humanité.
- Phénomène pouvant sauver l’humanité de l’extinction imminente.
- L’apparition d’une fée nommée Ursula, qui selon la légende est l’être le plus drôle de tout l’univers. Sa détection permettrait de comprendre l’essence même de l’humour, afin de venir en aide à la quantité phénoménale d’êtres dénués de ce don, et qui ont par ailleurs une âme de grade 1, c’est-à-dire non éligible à l’immortalité.
En cas de détection de ces phénomènes, un œuf métallique maintenu en orbite basse autour de la planète était relâché pour capturer les individus en lien avec ces phénomènes. Une fois capturés, l’œuf emmena Joe et REBE-CA sur une station secrète.
Arrivée sur la station
Le président de la Terre, M. Bouléro, expliqua la situation :
"La Terre se meurt, nous devons partir, mais nous n’y arrivons pas. Le vaisseau est prêt pour stocker 21 232 passagers, ce qui semble être le nombre idéal pour une cohabitation entre êtres humains. Cependant, nous n’arrivons pas à mettre en place un système de propulsion durable nous permettant d’atteindre une planète habitable. Et prendre moins d’individus entraînerait la perte de l’humanité, car une colonisation avec moins de 21 232 passagers est impossible. Ok ?"
"Ok," répondirent les amoureux.
Le président de la planète s’épongea le front.
"Sauf que Joe a toussé un papillon céleste la nuit dernière. L’énergie déployée par ce papillon est infinie. Ok ?"
"Ok."
"Il va falloir qu’on le réquisitionne pour faire fonctionner le vaisseau."
Ce qu’ils firent.
Cela fonctionnait. Un échantillon de 21 232 individus fut sélectionné, dont Joe et REBE-CA, et ils partirent pour Proxima Centauri b.
Le voyage
Le périple devait durer un an. À bord, tout se passait bien jusqu’au 254e jour. Joe se leva, regarda REBE-CA et se rendit compte qu’il ne l’aimait plus, son amour s’était envolé. Il sentit un vide intérieur, comme si quelque chose d'essentiel lui manquait. Le papillon ? Quel papillon ?
Le vaisseau s’éteignit, les machines s’arrêtèrent et les 21 232 voyageurs moururent de froid dans l’heure.
À ce moment-là, une minuscule fée passa proche du vaisseau rempli d’humains congelés et dit :
"Putain de thermodynamique."
Dans son bureau, Dieu s’esclaffa en tapant de sa divine main sur son divin genou.
"Qu’est-ce qu’elle est drôle, cette Ursula."