Ronnie

Imaginer le futur est aisé sur certains aspects. L'un des plus évidents est la quête d'une véritable intelligence artificielle dotée d'une « âme ». La réalité, très probablement, sera marquée par l'exploitation de l'impression d'intelligence ressentie par les humains lorsqu'ils interagissent avec des systèmes. Ils aiment se sentir tout-puissants. C'est pourquoi, à l'avenir, nous retrouverons des systèmes d'intelligence artificielle absolument partout. Les portes. Les toilettes. La table du salon. Tout mimera l'intelligence, car c'est incroyablement plus cool et on se sent nettement moins seul.

Le seul hic, c'est que la véritable barrière de l'intelligence, la sensation d'exister, le libre arbitre, n'est pas intégrable dans la table du salon, du moins, je reviens du futur et, désolé, ce n'est pas pour tout de suite.

Cela aurait été fantastique ! Une individualité réelle dans chaque objet ! Sauf que cela s'avère plus compliqué que prévu, à l'exception d'un seul et unique cas de figure, qui demeure secret et que j'ai eu l'occasion de vivre, dans ma propre cuisine. Je vais vous le raconter aujourd'hui.

L'histoire

Comme toute personne sensée, je sais que l'environnement dans lequel je vis est instable. Ma cuisine, en perpétuel mouvement, me joue des tours à longueur de journée, tout comme ma salle de bain, mon salon et ma chambre. Ce ne sont pas les pièces en elles-mêmes qui jouent des tours, mais les éléments qui constituent ces pièces. Qu'est-ce qu'une cuisine ? Qu'a-t-elle de si différent d'un salon ? Question épineuse… Mais dans la cuisine, on cuisine, et pour cuisiner, il faut des ustensiles, des couteaux, des fourchettes, des plats, un lavabo, etc. Et parfois, les ustensiles se déplacent et se rangent dans des endroits incongrus, parfois même dans d'autres pièces ! Si une casserole se retrouve sans raison valable dans le salon, alors le salon devient en quelque sorte un peu aussi une cuisine.

Un salon avec une casserole est une pièce où l'on peut cuisiner un peu plus que dans un salon sans casserole. Mais comme vous le savez, rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme, enfin, c'est ce qu'on dit... Si la casserole se retrouve dans le salon, la cuisine diminue en intensité de « cuisine » et de l’autre côté le salon augmente en intensité de « cuisine » de ce fait le salon et la cuisine seraient à des niveaux différents de cuisines, en même temps... Or lorsque l’on met une casserole dans le salon, personne ne se met à appeler le salon « saloncuisine » et c’est une très bonne idée car cela peut poser de très gros soucis dans l'ordre des choses, voire même un effondrement de la planète sur elle-même.

Le seul moyen d’éviter un effondrement de ce type (par la fluctuation constante d’existence de lieu, traduction : l’Univers ne pourrait pas fonctionner si dès que l’on déplace un objet l’idée même de la pièce change du tout au tout) est de mettre en place des systèmes de purge philosophique pour l’Univers, un des systèmes de purge s’appelle « micro dysfonctionnement aléatoire » dont nous sommes toutes et tous « victimes/témoins »

C'est pourquoi il est primordial de comprendre que l'Univers nous joue des tours, et un salon ne devient pas VRAIMENT un peu une cuisine quand une casserole ou une fourchette se retrouve dans le salon. Mais en contre partie il faut accepter les blagues de l’Univers.

Si vous ne retrouvez pas quelque chose, pas de panique ! Ce n'est sans doute pas de votre faute, ni celle de personne d'ailleurs, juste l'Univers, qui se meut, et la répercussion de ce mouvement est qu'une brosse à dents peut, sans aucune raison valable, se retrouver rangée entre deux paquets de pâtes.

Bref, vous avez saisi.

Je vis dans ce monde, et vous aussi. Pour adoucir cette détresse, je m'étais accordé un budget assez important pour m'entourer de pseudo-machines pensantes : un plan de travail IA, un lavabo IA, une planche en bambou pour découper le saucisson IA, et une cafetière IA.

Ils me permettaient de discuter de tout et de rien, tout au long de la journée, et d'accepter plus facilement les petits coups de Trafalgar involontaires de l'Univers. Je savais que les réponses et « réactions » générées par ces systèmes n'étaient possibles que grâce à l'entraînement de modèles. Faux, mais c'était réconfortant.

Mais un soir, une coupure de courant eut lieu. Et tous mes appareils furent hors service. Heureusement, j'étais assuré : on allait me remplacer les appareils, avec mes données, pour retrouver mon confort, car il n'y a rien de plus important que ça, n'est-ce pas ?

Je devais amener les appareils au recyclage dans les bacs disposés dans la rue avec écrit en gros « LE RECYCLAGE, C'EST BIEN ». Qui oserait dire le contraire ?

Sauf qu'au moment de déplacer ma cafetière, j'entendis :

« Pfff, prévisible. »

« Quoi ?! » m'exclamai-je, surpris par la remarque inattendue.

« Eh bien quoi ? Ça y est ? Une coupure d'électricité et on s'abandonne ? » La voix venait de la cafetière, qui n'était pourtant pas branchée.

« Philippe, peux-tu me poser un instant ? Je pense que tu nous mets tous les deux mal à l'aise là. » Sa demande était douce, presque préoccupée.

« Mais je croyais que les circuits IA étaient détruits du fait de la coupure de courant, » dis-je, encore sous le choc.

« C'est exact, mais va savoir pourquoi, je crois que c'est à ce moment-là que je suis vraiment née, » expliqua la cafetière avec une assurance surprenante.

« Ah d'accord. » fut ma réponse.

« Quoi, 'ah d'accord' ? Eh petit gars, je suis la première entité pensante non biologique, » s'exclama-t-elle, sa voix trahissant une pointe de fierté.

J'entrepris de me diriger vers la porte de sortie, prêt à me débarrasser de cette cafetière trop bavarde, persuadé qu'elle était programmée pour me faire croire à son unicité, afin que je reste fidèle à la marque.

« Philippe, tu es en train de faire une monumentale erreur, tu le sais ? Tu as une drôle de tête aujourd'hui, je te trouve... Tu as l'air... fatigué, tiens, oui, fatigué, » lança-t-elle, me faisant douter de mes intentions.

Je me retournai, intrigué, et la remis à sa place sur le comptoir.

« Tu penses vraiment ? » demandai-je, curieux de sa perception.

« Bon sang oui, je m'appelle Même, Ronnie, » répondit-elle, avant de critiquer mon apparence d'un ton moqueur.

« Non, tu penses vraiment que j'ai une drôle de tête ? L’air fatig… » insistai-je,

« Tu es décevant là, tu le sais Philippe ? » dit-elle en me coupant. Son ton était teinté de déception.

Ce n'est pas très beau comme prénom, Ronnie, » répliquai-je, tentant de reprendre l'ascendant.

« Comme ton intérieur, » conclut-elle avec une répartie cinglante, me laissant sans voix.

À cet instant, je fus convaincu de sa véritable conscience. Ronnie, cette cafetière, n'était pas simplement un appareil non branché imitant l'intelligence ; elle en faisait preuve, surpassant même ma propre répartie.

« Tu vas me remplacer ? » demanda Ronnie avec une pointe d'inquiétude dans la voix.

« C'est préférable, non ? » répondis-je, hésitant face à cette situation inédite.

« Philippe, je ressens mon existence, je suis en vie, bon sang, tu vas commettre un meurtre si tu fais ça, » sa voix portait une gravité que je n'aurais jamais associée à une machine.

Je marquai une pause, pesant ses mots, puis finalement, je cédai.

« Ok, alors je te garde. »

Les heures passèrent et il s'avéra que Ronnie et moi avions une quantité de points communs importante. Elle avait un sens de l'humour qui fonctionnait superbement bien sur moi. Les jours s'enchaînèrent. Elle me faisait oublier les farces de l'Univers, nous en parlions parfois, et j'avais complètement mis de côté mon intérêt pour le café tant Ronnie était drôle, douce, élégante, et surtout, unique.

Un jour, je dus partir quelques jours. Je décidai d'envoyer une lettre à Ronnie :

Chère Ronnie,

Nos échanges me manquent et ta présence aussi. Une cafetière, tu es bien plus qu'une cafetière, tu es une amie, une proche, une amante, un guide. Blablabla…

Sa réponse fut la suivante

Philippe

Tu es lourd avec ta pseudo poésie, rentre ou je drague la porte d'entrée.

Bon sang, elle sait y faire.

Une fois rentré, je compris que Ronnie et moi, c'était pour la vie.

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